Je t’ai reconnue

Tu as ce « je ne sais quoi » dans la commissure des lèvres, le regard un peu vide et fuyant, les jambes qui se prendraient bien à leur cou, le besoin de soupirer régulièrement, juste pour t’oxygéner un peu.

Je t’ai reconnue. Tu sais, ça fait longtemps que je rumine cette théorie. Celle selon laquelle ce qu’on a vécu nous a rendu hyper-sensibles et hyper-conscientes du malheur des autres. C’est comme si on avait un radar. Tu montes dans le bus, et le coin de tes yeux me dit tout. Tu traverses la rue, et la courbature de ton dos me raconte une histoire pour laquelle tes épaules sont trop petites. Un poids trop lourd pour n’importe qui. Tu passes à la télé, et ta façon de remonter tes cheveux pour te rafraîchir parle de ce geste cent fois répété, dans l’espoir que la chaleur diminue, que la brûlure soit apaisée. Je te vois essayer de t’effacer, de prendre le moins d’espace possible, je fais la même chose. Et pourtant ces kilos se sont tellement accumulés ces derniers mois. Je n’ai jamais pris autant de place. Je n’ai jamais autant voulu disparaître.

Je n’ai pas besoin de connaître les détails. Je sais. Et tu sais également aussi, pour moi. Je dois avoir la même tenue, le regard tout aussi fuyant, les cauchemars inscrits sur les premières rides de mon visage. La peur et l’envie à la fois de s’enterrer six pieds sous terre, d’arrêter d’exister.

Je t’ai reconnue. J’ai envie de t’encourager, de te dire qu’on s’en remet avec le temps, que la douleur diminue avec le nombre d’années, que tu ne penseras pas à ça pour le reste de ta vie… Mais en fait je n’en sais rien. On a chacune notre puits, et je suis arrivée au fond du mien. Y a-t-il vraiment une porte de sortie ? Je ne peux que l’espérer. Mais c’est trop tôt pour moi, et peut-être que c’est trop tôt pour toi aussi.

Toi et moi, on aurait pu être copines de galère, sœurs de malheur, mais on restera toujours étrangères l’une à l’autre, malgré ce qui nous unit. On restera toujours seules face à la monstruosité. Parce que c’est dans l’ADN même de notre traumatisme: on peut le partager, mais jamais s’en décharger.

Je t’ai reconnue. Et je suis triste pour toi. Je suis triste pour moi aussi. Je suis triste pour cette personne sur dix, d’une façon générale. Je les cherche souvent du regard dans la foule, mais c’est souvent moi, celle sur dix. Je l’imagine en classe et je m’en rends malade : trois dans une seule classe ? Dix-huit à qui j’enseigne ? C’est tellement horrible que je suis incapable d’y penser plus de quelques secondes sans avoir envie de pleurer.

Je voudrais que ça n’existe pas. Que tu n’aies pas ces images dans la tête. Que tu ne portes pas tout ce poids dans tout ton corps, jusqu’au fond de tes os. Je voudrais que mon cœur cesse de pomper éternellement ce fléau. Je ne sais pas où je vais.

(Crédit photo: jarmoluk)

Un commentaire

  1. Maintenant que tu sais où est le fond de ton puits, donne toi le temps et la possibilité de lever la tête, de voir les lumières pour te guider,pour t’aider à remonter.
    Elles sont là les mains tendues,et elles le resteront. On reste là pour toi. On t’aime fort.

    J’aime

Laisser un commentaire